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samedi 5 janvier 2013

Hot-dog

La moutarde et le ketchup lui coulaient sur le bord de la bouche. C’était peut-être une larme de misère et une fuite d’espérance, mais c’était surtout une échappée de cantine de la rue Ontario. La coulisse rouge et jaune descendait jusqu’au bout de son menton jusqu’à temps que Ti-Nouère décide de la ramasser du bout de ses gros doigts déformés par la corne et usés par la graisse des moteurs qu’il démanchait et remmanchait pour de l’argent.

C’était son troisième. Après une journée à s’être traîné d’un bord pis de l’autre et à prendre des cafés à l’eau noire, il s’était installé sur une banquette orange de La Belle Province vers quatre heures pour s’en enfourner une couple avant que la gang se décide à débarquer. C’était son p’tit plaisir depuis que Claudette était morte l’hiver passé après s’être étouffée avec son Doigt de Dame quotidien. C’est à ce moment-là que Ti-Nouère a compris que les gâteaux Vachon, c’était pas juste du bonheur pas cher en bouche parce que ça avait tué sa femme et que ça l’avait privé de son baloney dans la poêle et de son steak du dimanche. Ti-Nouère avait jamais touché à un four de sa vie, c’était pas à son âge qu’il allait commencer.

La Belle Province lui faisait donc office de salle à manger depuis quelques mois. Rapidement, il était devenu un habitué de la place. Il s’installait toujours à la même table (celle dans le coin est sur le bord de la fenêtre pour regarder dehors quand les conversations sont plates), il mangeait toujours la même affaire et il avait souvent la même affaire à conter. Un moteur qui voulait pas se faire arranger, un mal de dos qui voulait pas partir, un voisin qui l’empêchait de s’endormir tout de suite après les nouvelles du soir ou un jeune crisse qui lui avait encore quêté de l’argent.

Osti. Qui travaille comme tout le monde! À son âge, j’avais déjà payé un set de cuisine flambant neuf à ma femme en me servant même pas du crédit!

Ti-Nouère était une surprise pour personne. Ses chums de La Belle Province l’aimait comme ça parce qu’ils savaient à quoi s’en tenir avec lui. À quatre heures trente-trois, Jacques, Ben et l’gros Paulo passaient le seuil de la cantine après avoir passé la journée à se promener dans les camions de la Ville. Ti-Nouère finissait d’avaler son quatrième qu’il faisait descendre avec sa dernière gorgée de Pepsi flat.

Tu vas ben prendre un p’tit café avec nous autres avant de partir? lançait toujours Jacques qui devait bien en avoir avalé au moins une demie douzaine auparavant.

 

C’était pas mal toujours la même histoire. Ben allait chercher le Journal de Montréal et il le feuilletait distraitement pendant que l’gros Paulo passait leur commande au comptoir et que Jacques se lançait dans une autre de ses théories qui tenait pas de bout.

Tsé, je pensais à ça tantôt en roulant sur Sainte-Catherine. Je me disais que si le B.S. était pas le premier du mois, y’aurait moins de file d’attente à la Caisse pis Chez Françoise. J’comprends pas comment ça le gouvernement a pas pensé à ça avant. C’est juste une gang de bozos. J’pourrais faire leur job les yeux fermés. Pas sûr par exemple qu’ils pourraient faire la mienne.
 

Pas ben dur à faire ta job, Jacques, à moins que tu fasses de l’insomnie. Tu prends-tu ton cheese all dressed? lui lança Linda du haut de son toupet, de ses leggings et de ses vingt-six ans.

Comme d’habitude ma Linda. Pis un café nouère avec une orangeade, lui dit-il en lui fixant ce qui ressortait de son chandail moulant acheté en solde chez Bellissimo.

On change pas les vielles habitudes, hein mon Jacques? Johnny, fais-moi un cheese all dressed extra bacon bien cuit, pas d’oignon pis ben du ketchup, cria-t-elle en retournant vers la machine à Pepsi.


Jacques était un gars d’la Ville depuis une dizaine d’années. C’était l’gros Paulo qui l’avait fait rentrer après qu’une couple de gars s’étaient fait montrer la porte parce qu’ils préféraient dormir dans les parkings abandonnés au lieu de s’occuper de l’asphalte, des poubelles et des autres problèmes. Mais après avoir travaillé deux ou trois mois, Jacques avait pris l’habitude des anciens et il n’apportait pas beaucoup de changement à l’équipe d’avant. Les boss s’étaient tannés puis ils avaient décidés de laisser faire jusqu’au prochain front page dans le Journal. L’gros Paulo était devenu assez vite un de ses bons chums et il l’avait présenté à Ben et Ti-Nouère pendant un sempiternel repas à La Belle Province.

Moé, j’trouve que ça fait ben du sens ce que tu dis Jacques. Tsé, les B.S., y causeraient ben moins de problèmes si on les avait pas dans les pattes le premier. Comme ça on serait pas obliger de prévoir d’avance. On aurait pas à se ramasser dans une file qui finit pas pis on serait pas obligé de boère d’la Coors tablette dans le salon de Ben.

Ben oui mon Ti-Nouère, c’est ça que je voulais dire. Osti. On est des honnêtes travailleurs nous autres, on devrait pas subir de conséquences de même. Moé, j’aime ma bière dans un bock frette Chez Françoise pis ma Caisse pas de file d’attente. Aye, mon Ben, tu jases pas fort. Y’annonce-tu la fin du monde dans le Journal à soère?

Non, j’attends que l’gros Paulo revienne avec ma commande. Y’a pas grand chose d’intéressant à date à part l’histoire de la p’tite fille qui est tombée sur la tête en cherchant son poodle proche de la chute Montmorency pis l’histoire du p’tit gars qui est disparu depuis Noël. Ça d’l’air qu’y’aurait été vu proche du centre d’achats de Thetford Mines.

Ah ouin? lâcha Ti-Nouère. Y montre-tu une photo de la p’tite fille?

Non... pis c’est ben plate. Je me demandais quand même ça avait l’air de quoi une p’tite fille qui est tombée sur la tête en bas d’une chute de même.


Ben continuait à tourner les pages sans trop s’arrêter aux petits caractères qui dansaient de gauche à droite. Une rapide vue sur les photos et les gros titres lui demandait déjà pas mal de concentration. Et son ventre gargouillait.
 

L’gros Paulo vint s’assoir à une table adjacente à celle de Ti-Nouère avec un cabaret rempli de frites, de pogos et d’une poutine format familial extra mayo. Linda revenait aussi avec le cheese bacon de Jacques. Elle le déposa sur son napperon et malgré qu’il était enveloppé dans un papier ciré, le cheese laissa plusieurs tâches sur le napperon Bienvenue-Welcome qui ornait la plupart des tables de la cantine. Toute la gang était attablée, le beau grand rien de la soirée pouvait commencer.

Ouin, j’ai pas trop compris ton affaire de B.S., Jacques, dit l’gros Paulo entre deux frites. En tout cas, toute la famille de mon ex-femme, c’était ça, des B.S. J’étais pas mal tanné de leur donner mes payes. Je pouvais même pas aller aux danseuses une fois de temps en temps. J’avais pas une crisse de cenne dans mes poches.

Parce que t’en as plus maintenant, des cennes dans le font tes poches? repris Ti-Nouère. T’es toujours entrain de te plaindre que t’as pas d’argent pour gazer ton char ou pour le linge de tes flots. Je pense pas que t’es mieux emmanché. Au moins, avant, t’avais ta femme.

Disons qu’elle avait pu ben ben le body de Linda, mon ex-femme. Pis était jamais contente. Elle avait mal partout, elle voulait pu sortir pis me faire à souper. Elle avait juste ça à faire! Déposer son B.S., prendre ma paye pis regarder ses programmes à la tivi. Était vraiment pas à plaindre. Moi, j’en connais une couple qui paierait cher pour ça, dit-il en lançant un clin d’oeil à Linda qui apportait des onions rings à un jeune couple qui s’était assis en retrait des vieux habitués.

Vous êtes corrects les boys? cria-t-elle en replaçant son toupet qui s’affaissait un peu à cause de l’air lourd de graisse de bacon et de patates frites.

Tout est ben ben parfait ma Linda, lui renvoya Jacques en roulant l’emballage de son cheese dans ses grosses mains fatiguées. J’te prendrais un refill de café quand tu repasseras par icitte.


Linda lâcha son toupet et se scruta rapidement dans le reflet des côtés en stainless steal de la machine à Pepsi. Elle se brûla au passage sur le réchaud de la cafetière, mais elle n’arrêta pas son service pour autant. Elle fit un petit sourire à Johnny qui flippait des boulettes en continu et retourna voir Jacques pour remplir sa tasse. Malgré leurs propos qui frôlaient quelques fois l’indécence, elle tolérait la gang et les considérait comme ses mononcles. Ils tippaient bien et c’était pas son chum qui allait chialer. Au moins, elle allait pas finir comme sa mère qui, après avoir dansé dans des clubs pas pires à Montréal, avait finit sa carrière des les clubs bas de gamme du Nord où une pipe valait autant qu’un trio numéro quatre à La Belle Province. Elle était morte l’année d’avant d’un cancer du poumon bien mérité après les milliers de cigarettes qu’elle s’était envoyé depuis la fois qu’elle avait voulût essayé ça dans la cour de son école primaire. Linda savait pas grand chose, mais elle savait parfaitement qu’elle ne voulait pas finir comme ça. Elle avait accepté d’être serveuse en attendant de se ramasser un peu d’argent pour pouvoir se payer un diplôme en coiffure. Pis y’avait pas une huile de graisse à patate frite assez forte pour la faire changer d’idée.
 

Ti-Nouère regardait le bout de ses doigts en écoutant vaguement ses amis s'obstiner sur la dernière annonce de Mc Do. À savoir si ça parlait d’un nouveau Mc Poulet ou Mc Poisson, il s’en contrefichait. Il était vendu à La Belle Province jusqu’à la fin de sa vie. Mais des fois, il se demandait quand même ce qu’il allait faire de ses vieux jours. Il pouvait pas gosser ses moteurs éternellement et il ne savait pas trop ce qu’il ferait lorsque sa rente serait déposée à tous les mois dans son compte à la Caisse.

Ouais, mais en tout cas, je peux vous assurer que c’était Céline qui faisait la toune. Ma plus vieille arrête pas de la chanter, pis Céline, c’est sa préférée, grogna Ben qui n’avait pas réussit à prouver son point avec les hamburgers du Mc Do. Tsé, dans le fond, Mc Poulet ou Mc Poisson, on s’en fou. On va aller l’essayer dimanche prochain leur nouvelle bébelle.

Ben à mes yeux à moé, y’a rien qui bat le bon vieux Big Mac. Les cheeses de Johnny sont ben bons, mais ils ont pas la tite sauce comme dans les Big Mac. Ça manque, j’trouve, répliqua Jacques.

Les gars, les gars, j’peux-tu vous poser une question? Je pensais à ça tantôt, pis je me rends compte que je pense à ça de plus en plus souvent quand je marche jusqu’icitte ou quand je gosse mes moteurs. Vous allez faire quoi quand vous allez avoir votre rente pis votre pension? Allez-vous rejoindre Georges en Floride ou Buck à son campe dans le Nord ou vous allez continuer votre routine pis prendre votre café icitte?


Ben et Jacques s’échangèrent un regard remplit d’interrogations. Ils regardèrent la télévision qui jouait en silence dans un coin du restaurant pour trouver l’ombre d’un sujet de conversation. L’gros Paulo jouait avec une frite froide et s’amusait à faire des dessins avec les marques qu’elle laissait sur le napperon. Il avait même pas compris la question de Ti-Nouère. Linda comptait sa caisse, c’était sa manie, sa compulsion quand il n’y avait pas de client. Ils avaient pas compris que c’était peut-être la question la plus philosophique et la plus existentielle à laquelle ils allaient être confrontés dans leur vie. Ben recommença à tourner les pages du Journal de Montréal frénétiquement. Jacques soupira et préparait sa réponse, mais Ben avait trouvé un fait divers encore plus intéressant que toutes les questions du monde.

Hey, y’a un gars de Toronto qui a réussi à arrêter un gars qui essayer de le hold-uper son dépanneur. Il a réussi à le ligoter et à le mettre dans sa van après l’avoir assommé avec un batte de baseball. Tiens, s’en est un qui a des couilles, ça. Nous autres, au Québec, on a toujours peur de faire mal à une mouche. On reste assis, pis on regarde la charrue passer. On est ben bon pour ça.

T’as ben raison mon Ben, répliqua Jacques. On est vraiment une belle gang d’innocents des fois. Ça donne pu grand chose de penser au pays pis toute. On est passé à côté, hein Paulo?

Ouais, c’est pas mal vrai qu’on est à côté de la track. C’est comme mon frère qui sait jamais combien ça prend pour faire vivre sa famille. Y’est ben gros à côté de la track à force de faire des tracks grosses comme des autoroutes. Ouin, ben avec tout ça, je prendrais ben un bon hamburger pour faire descendre le reste. Linda, t’es où ma belle crotte de fromage?


Ti-Nouère avait manqué son coup. Peut-être que la question avait été posée au mauvais moment, peut-être qu’elle était pas assez claire ou peut-être qu’il avait perdu le tour de captiver ses amis. Mais à tout le moins, la réaction escomptée n’était pas arrivée. Devait-il lancer une autre perche, changer la formulation ou rester seul dans son questionnement? Il observait ses vieux chums qui se souciaient de pas grand chose tant que la santé leur permettait de travailler et que La Belle Province était ouverte à tous les jours de l’année.

Mon beau Paulo, tu le veux comment ton hamburger? lança Linda en roulant ses hanches sur le bord de la table.

Oh, comme ça te tente Linda, je suis pas ben ben difficile moé...

Paulo, c’est pas moé qui va le manger ton hamburger, pis c’est même pas moé qui va le faire.. Dis-moi donc ce que tu veux.

Ok, ben all dressed, comme d’habitude, ma Linda.

Pis les autres, vous prenez-tu kekchose de plus? Pis Ben, tu devrais arrêter de regarder le Journal, ça va te faire mal aux yeux de le regarder trop proche de même.


Ti-Nouère était encore dans sa tête. Ses chums ne lui inspirait pas grand chose de plus. Il lâcha un petit sourire à Linda avant de se tourner vers Johnny qui était entrain de mettre une nouvelle batch de frites dans l’huile. Depuis la mort de sa femme, Ti-Nouère voyait les questions défilées dans sa tête. Il lui arrivait souvent d’être distrait, de regarder dans le vide et de faire le lunatique comme lui reprochait souvent sa mère quand il était enfant. Il ne savait pas ce qu’il adviendrait de lui lorsqu’il n’y aurait plus de moteur à remmancher ou lorsque ses doigts refuserait de suivre. Ça l’inquiétait de voir que ses chums ne réagissaient pas trop. « Peut-être ben que je devrais arrêter de m’en faire avec tout ça » se dit-il en silence. Après avoir quittés Johnny, ses yeux s’étaient fixés sur les grosses photos qui ornaient le menu lumineux en haut de la cuisine. La sauce brune qui dégoulinait de la poutine géante ne lui inspirait rien qui vaille, tout comme la viande du pita gyros qui ressemblait à de la viande pour chien coupé en fines tranches. Par contre, l’image du hot-dog géant lui laissait toujours une douce impression de bien-être autour des pupilles. L’image était la même que celle de Chez Gus Patate où son père l’amenait les jeudis soirs pendant que sa mère était au bingo et que ses frères plus vieux jouaient une game de hockey-bottine dans la ruelle avec les voisins Tanguay. Les hot-dogs de La Belle Province goutaient pareils, c’était bien pour ça qu’il avait adopter la place comme une seconde demeure.

M’a t’en prendre un autre, Linda. Moutarde avec un peu de ketchup.

Ben oui mon Ti-Nouère, on change pas les vieilles habitudes.

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