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lundi 4 février 2013

Prison de plâtre

Pris entre ses murs, il espère...

C’est en tombant dans la vieille cage d’escalier étroite et sombre qu’Éric comprit qu’il venait encore de se faire balancer aux poubelles. Julie l’avait jeté de la même façon que Sarah, Marie-Lune, Audrey, Carolane et toutes les autres qui préféraient n’importe quelle autre queue à la sienne. Il devait retourner sur le banc des éternels incompris pour rêver à ses amours imaginaires.

En rentrant tête la première dans la porte de son appartement en vieux plâtre, il avait compris qu’il devait encore tout recommencer à zéro. Ce n’était pas demain la veille qu’il trouverait un lit chaud, un repas pour deux, une fille toute nue qui se lèverait le matin avec les cheveux en bataille et qui insisterait pour lui piquer son vieux chandail troué des Rolling Stones pour aller pisser.

Il avait pensé à Julie toute la journée. Dès son réveil, elle s’était déjà installée dans le coin de son oeil. Elle s’était assise là en s’étirant comme une chatte câline un peu comme la fois où elle avait accepté rapidement de lui faire l’amour sur son divan-lit trop petit entre les coups de vent glacial de janvier qui entraient doucement par les pores de sa fenêtre mal isolée. Il avait insisté pour qu’elle reste avec lui jusqu’au lendemain matin, mais elle lui avait répondu qu’elle préférait rester dans la clandestinité. Cette nuit-là, elle lui avait fait un clin d’oeil en replaçant sa jupe dans la cage d’escalier avant de filer entre les marches pour rejoindre la ruelle la plus proche. Éric avait suivi la danse de ses bottes rouges aussi longtemps que l’obscurité lui permettait de reconnaître les courbes de son déhanchement. Le lendemain, il était surpris de voir qu’il avait dormi avec un oreiller serré entre ses bras. Les effluves félines de Julie y étaient encore imprégnées et un simple reniflement lui laissa un sourire béat.

Pendant qu’il grignotait son lunch entre deux piles de papier qui encombraient sa guérite, Éric se voyait déjà l’emporter dans ses bras pour une chasse à l’alliance dans le champ de marguerites en arrière du chalet de ses parents. Elle lui ferait de beaux enfants, ça c’était certain. Ses manières un peu garçonnes compléteraient magnifiquement ses entreprises distinguées et le tout produirait des enfants d’une saveur plus qu’originale. Ils pourraient être bien dans un joli bungalow de banlieue (après tout, il ne regrettait rien de son enfance banlieusarde). Il l’amènerait dans un parc différent tous les dimanches et l’été, ils s’embrasseraient sur les sièges d’un théâtre d’été.

À la fin de son quart de travail, il était décidé. Il irait sonner à l’appartement de Julie pour lui laisser entrevoir la lueur de ses plans. Pendant tout le trajet de retour, ils regardaient les couples heureux qui entraient et sortaient de l’autobus pour se dire que ça serait bientôt son tour. Il n’avait jamais été aussi près du but. Il débarqua au coin de Saint-Germain et Ontario. Le trottoir se dérobait sous ses pieds tellement il souhaitait arriver le plus rapidement possible devant le 2204.

Il chantait des chansons d’amour à voix basse en rêvant aux plis de la jupe de Julie pendant que le ding dong raisonnait entre le souffle glacé de sa bouche et l’intérieur silencieux de l’appartement de sa bien-aimée. Julie arriva plusieurs secondes plus tard en boutonnant une vieille chemise qu’elle semblait avoir mise un peu trop rapidement. Une cigarette dernièrement allumée pendait au coin de sa bouche. Son mascara datait de la vieille. Ses cheveux formaient un ouragan roux au-dessus de sa tête.

Éric? Quessé que tu fais ici? T’étais pas supposé être occupé à soir?
 
Ouais, ben oui, ben oui. Mais j’avais vraiment le goût de te voir, maintenant, à soir.

Il s’avançait pour entrer dans l’appartement de Julie, mais un regard interrogateur et inquiet de cette dernière le convainc de ne pas poursuivre sa démarche. Julie se tourna rapidement vers l’entrée de sa chambre et ferma brusquement la porte. Une forte odeur de hasch se faufila à l’extérieur.

Ok, entre. Mais fais pas trop de bruit. Y’a ma coloc Cindy qui dort.


Éric posa furtivement ses mains sur les hanches de Julie et voulu l’embrasser langoureusement. La principale intéressée esquiva la tentative amoureuse et elle n’était pas du tout d’humeur à jouer aux princesses de salon. Elle poussa dans la cuisine, tout au fond de l’appartement. De la vaisselle sale traînait un peu partout et un chat léchait distraitement le fond d’un bol de lait sur le dessus d’une vieille télévision poussiéreuse. L’éclairage était blafard et une odeur de beurre rance ornait les murs jaunâtres. Éric s’installa sur la seule chaise fonctionnelle tandis que Julie sombrait dans le creux d’un vieux divan fleuri en s’allumant une deuxième cigarette. Il retrouvait son sourire béat du matin.

Et puis ma belle Julie, comme s’est passée ta journée?

Éric, pourquoi tu débarques comme ça chez nous? Pourquoi t’appelles pas? Tsé, j’aime pas vraiment ça que tu commences ces genres d’affaires-là... Me semble que c’était clair la dernière fois qu’on s’est vu qu’on embarquait pas dans ces niaiseries-là?


Éric décrocha son sourire et tourna sa tête vers le sol. Une tuile du plancher était sur le point de se décoller complètement. Il ne s’attendait pas à une demande en mariage, mais il était loin de se douter qu’il rencontrerait aussi rapidement un mur.

Julie... mais, je pensais... je sais pas... après la dernière soirée qu’on avait passé ensemble.. je me disais....

De quoi tu parles? La p’tite baise rapide chez toi? Tu t’attendais à quoi? Un souper au restaurant, le coup de la caresse au cinéma, des fleurs pis toute? Tu me prends pour quoi? Une nunuche du 450? Écoute-moi bien parce que j’vais pas faire traîner les choses en longueur. Des baises, j’en ai eu des dizaines d’autres pis c’est ben correct comme ça. Disons que c’est ben l’fun pour finir une soirée. C’est toute. Si fallait que je sorte avec toute les gars avec qui j’ai couché, je serais ben prise jusqu’à 102 ans. Moé, je veux juste avoir du fun, je veux pas que ça soit compliqué. Si c’est que tu veux toi avec, fine on peut ben s’revoir une fois de temps en temps. Mais si tu veux plusse, ça serait peut-être mieux qu’on finisse ça là.


Elle s’alluma une troisième cigarette qu’elle fuma frénétiquement en envoyant des cercles de fumée en peu partout dans les airs. Éric ne savait plus quoi dire. Tous ses plans disparaissaient au même rythme que les rejets de la cigarette de Julie. L’air devenait de plus en plus lourd et il sentait qu’il devait au moins se défendre un minimum pour ne pas passer pour le gars qui est trop habitué à se faire revirer de bord.

Écoute Julie. Je pense bien que j’ai de vrais sentiments pour toi. T’es pas comme les autres, pis moi non plus je le suis pas. Me semble qu’on pourrait étendre le plaisir. Me semble qu’on se complète bien. Je te demande pas de me dire oui pour la vie, mais juste d’essayer un peu. Je suis certaine que tu passes à côté de quelque chose. On pourrait sortir d’Hochelaga pis vivre sans colocs. Le lit serait un peu moins frette aussi.

Elle avait presque le fou rire. Elle ne savait vraiment pas pourquoi elle avait accepté l’invitation à sortir de ce grand fluet aux airs niais... C’est vrai qu’il avait un certain charme quand elle l’avait vu réciter quelques répliques de Camus sur la scène d’un petit bar du Plateau. Mais elle avait rien à foutre de son discours de prince charmant quand elle pouvait se payer le luxe de l’inattendu soir après soir. Elle jeta un coup d’oeil dans le couloir pour voir si tout se passait bien près de sa chambre. Maïcha fumait des plombs en l’attendant. Elle devait faire des dessins abstraits avec ses encres de chine qui ornaient sa table à dessin. Julie pensait surtout à sa petite chatte brune et parfumée qui devait s’humidifier au contact des effluves dorées.

Sérieux Éric, je pense vraiment que tu te trompes de modèle de fille. Tu veux vraiment savoir la vérité? La chose dont j’ai le moins envie maintenant, c’est de m’encabaner dans un couple. J’ai pas pentoute envie de rendre des comptes à quelqu’un, pas envie d’me coller, pas envie de me justifier pour toute ce que je fais. Pis tu veux que je t’en dise une autre? En ce moment, y’a vraiment la plus belle des salopes qui m’attend dans ma chambre pis quand t’as sonné, tu nous as comme interrompues. Faque, à moins que t’aies vraiment quelque chose d’important à me dire, j’te demanderais de me laisser tranquille. Pis la prochaine fois qui te prends des envies de romantisme, t’iras cogner à une autre porte.

Je comprends tellement pas Julie, j’ai vraiment l’impression d‘être dans un cauchemar. Tu comprends tellement pas que t’es en train de passer à côté de quelque chose.

Bon, ça va faire mon beau. Des gars à genoux j’en ai vu plus que tu penses. Là en ce moment, c’est d’un pain que j’ai envie pis pas d’une saucisse. J’espère que tu comprends le message.


Éric se déplia péniblement de sa chaise. Il sortit la mine plus basse que la station Préfontaine. En fermant la porte, il entendit des rires féminins entremêlés d’une musique techno assourdissante. La fenêtre laissait entrevoir des ombres qui dansaient lascivement. Il se traîna lamentablement jusqu’à son appartement où la cage d’escalier lui rappela la profondeur de sa meurtrissure. Il laissa tomber son manteau à même le sol. Cette douleur supplémentaire ne lui semblait pas nécessaire et il souhaitait décharger un peu de haine sur n’importe qui. Il cogna furieusement à la porte de chambre de son colocataire. Sa blonde ouvrit distraitement la porte. Il avait l’impression de la déranger.

C’est parce qu’une lumière éteinte dans la cage d’escalier avec une porte mal fermée, c’est vraiment un mauvais combo. J’ai failli me péter la gueule en entrant dans l’appartement.

Ah bon.


Elle s’en foutait éperdument. Il pouvait se fendre la tête avec une chainshaw qu’elle ne serait pas surprise. Il s’écroula sur son lit pendant que son ordinateur s’ouvrait. Des nouveaux messages apparaissaient dans sa boîte courriel, son Facebook voulait faire du bruit, mais en glissant ses doigts sur son cellulaire, le nom de Mélissa lui vint en tête. Il avait bien flirté avec elle une fois ou deux, mais elle s’était rapidement casée avec un futur businessman. La position théâtrale d’Éric ne l’avait jamais rassurée. Il composa tout de même le numéro se disant qu’il n’y avait pas vraiment d’autres choses à faire.

Mélissa! C’est Éric, quoi de neuf?

Éric! Ça fait des lunes! Pas grand-chose, toi ça va?

Ouais, pas si pire, disons. Je pourrais m’être cassé une jambe...

Euh, qu’est-ce qui se passe?

Je t’avais parlé de Julie? Tsé, la belle fille que j’avais rencontrée après ma pratique de Camus il y a deux semaines?

Ben Éric, ça doit faire six mois qu’on s’est pas parlé...

Ah! C’était vraiment une belle fille intéressante qui avait beaucoup de charisme...

Et qu’est-ce qui est arrivé?

Elle m’a reviré de bord comme jamais je me suis fais reviré de bord dans ma vie...

Ben prend pas ça comme ça... Il va y en avoir d’autres, c’est certain!

Ouais, mais elle, elle était ben spéciale. J’suis pas certain...

Elle devait ben avoir des défauts, quelque chose qui allait pas pour que ça finisse aussi vite?

Ben, c’est vrai qu’elle fumait la cigarette pis elle prenait de la drogue. Pis en plus, elle allait au McDo une fois de temps en temps... C’est vrai qu’elle était pas parfaite...

Bon tu vois...

Eh, faudrait ben refaire quelque chose bientôt?

Qu’est-ce que tu dirais de la semaine prochaine, j’organise...

Ah ben je suis vraiment occupé, mais je te rappelle bientôt! Bye Mélissa!


Elle n’avait pas eu le temps de finir sa phrase qu’elle entendait déjà le vide de la ligne téléphonique. Éric était déjà installé devant son ordinateur et naviguait parmi ses nombreux amis facebookiens qui étendaient leurs péripéties quotidiennes. Récemment, il entretenait une conversation avec une jeune campivalentienne qui sortait tout juste du cégep et qui venait de s’établir récemment à Montréal. Il l’avait rencontré le même soir que Julie, mais elle lui semblait nettement moins intéressante. De quelques années sa cadette, Émilie n’avait pas beaucoup fait de chemin dans la vie. Elle n’était jamais sortie avec un garçon et les grandes rues de Montréal lui procuraient une angoisse qui lui tordait les boyaux. Éric se dit qu’il pouvait bien se servir d’Émilie pour mettre un peu de baume sur ses espérances. Il se dépêcha à inviter la jeune fille à prendre un verre, car la soirée filait déjà entre ses doigts. Elle accepta et après lui avoir demandé quelques indications routières, ils se rencontrèrent au coin de Joliette et d’Ontario.

J’ai un foulard carotté rouge, Émilie, tu ne pourras pas te tromper!

Ah oui?

Oui, oui! J’ai vraiment un foulard carotté rouge.

La rencontre fut de courte durée. Émilie devait se lever tôt le lendemain et elle n’aimait pas vraiment la bière.

Oh, moi non plus, ce n’est pas mon fort, la bière. Après une, la tête me tourne...


Les quelques minutes passées ensemble se résumèrent à des échanges de petits sourires discrets et des paroles sans grande conviction. En la quittant, Éric se dit qu’il pourrait bien la revoir, elle ne semblait pas être du genre à lui faire le coup du plaisir avant tout. Après quelques détours dans les rues d’Hochelaga, il lui proposa de remettre à plus tard leurs discussions sans grande profondeur. Il s’assura qu’elle savait comment retourner chez elle avant de l’abandonner au coin de la rue Saint-Germain.

La soirée s’était quand même terminée sur une bonne note, mais il ne souhaitait pas retourner directement dans son appartement de plâtre. Il voulait faire un détour par le 2204 et regarder discrètement à la fenêtre pour voir s’il se passait encore quelque chose d’intrigant. Mais rien ne laissait présager que Julie poursuivait sa petite fête. En descendant la rue vers le sud, il l’a vit à moitié endormie dans une flaque de vomi derrière un container. Aucune trace de sa petite amie. Éric se disait qu’au fond, elle n’avait que ce qu’elle méritait. Il entra chez lui la tête reposée et l’âme un peu plus tranquille. Il s’endormit rapidement en pensant brièvement à Émilie.

Plus loin, au coin de St-Michel et Rosemont, une Honda Civic commettait un délit de fuite. Un cadavre d’une jeune fille reposait sur l’intersection déserte. Émilie rendit son dernier souffle à 11h16.